Annie Mignard  écrivain

Annie MIGNARD


                 L’effet de cadre





L’effet de cadre” est extrait de ma thèse La Fiction brève ou fragmentée dans la littérature française depuis les années 1980 (1980-95), Éditions Universitaires du Septentrion/“Thèse à la carte” 2001

2è partie: Esthétique, Chapitre 4: Manières, 2.3: Manière de bréviste et effet de cadre, pp. 296-97

                                             

La “manière” d’un auteur, historiquement issue du vocabulaire de la peinture, se réfère au tempérament de celui qui écrit. Elle fait appel au corps, elle est sensitive et organique. Elle est bien plus que du style, elle est sa façon de sentir le monde et sa façon d’être.

Si l'on considère les "manières" des auteurs dans les fictions brèves, on remarque une différence entre des écrivains à manière de longuiste et d'autres à manière de bréviste. Il peut y avoir en effet des manières de longuistes parmi les écrivains de fictions brèves. Et inversement, des écrivains à manière de bréviste la conservent - en général - dans leurs romans, leurs fictions longues.

Par rapport à la peinture à bords étendus de la manière de longuiste, laquelle décompose et énumère, la manière de bréviste donne un effet de cadre qui globalise et simplifie.

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Faisons l’expérience de regarder un point quelconque autour de nous par un tube de carton, ou un œilleton, ou tout autre succédané de camera oscura qui ajuste à l’oeil un cadre circulaire dont l’intérieur est sombre.


Immédiatement les lignes de l’endroit regardé ressortent. On voit leur jeu (de croisement, de parallèle). Immédiatement on voit les angles (obtus, aigus). Les couleurs sont plus intenses. Des masses se dégagent. Une composition apparaît.


Et on est tenté d’ajuster le cadrage en le promenant alentour, pour trouver la meilleure composition de l’endroit regardé, les plus beaux réseaux de lignes, jeux de couleurs et de masses, alors qu’avant on n’avait pas le sens de sa composition, on n’en voyait pas, on n’en avait même pas l’idée. Le peintre Poussin (Nicolas Poussin, Lettres et propos sur l’art, Hermann, 1989, p. 45) demandait qu’on mette un cadre à ses tableaux “afin que les rayons de l’œil soient retenus et non point épars au-dehors, en recevant les espèces des autres objets voisins qui, en venant pêle-mêle avec les choses dépeintes, confondent le jour.”


De même, les “rayons de  l’œil” sont retenus dans la chambre sombre du tube et, de la nature, on passe à une composition, dans laquelle on n’est pour rien, sinon par l’application d’un cadre circulaire noir, qui fait dans la vision un tri, une décantation, une simplification. Rappelons-nous l’exclamation d’A. Kibédi-Varga (A. Kibédi-Varga, “Le Temps de la nouvelle”, in La nouvelle de langue française aux frontières des autres genres du moyen-âge à nos jours, Actes du colloque de Metz, 1996, éd. Quorum, Belgique, 1997, p 16): “Par rapport à la réalité, toute représentation est nécessairement elliptique. Tout, absolument tout, est ellipse.”


Concrètement ici, la représentation est la partie dans le cadrage, et l’ellipse, ce que le cadrage cache alentour. Si on ôte ses “rayons de l’œil” du tube ou de l’œilleton, ce que l’on voit est, de nouveau, le fouillis de la totalité alentour. Cet effet si simple et efficace, qui dégage des traits, intensifie la lumière et ordonne la vision, est ce que j’appelle effet de cadre. Il est vérifiable dans les descriptions comme dans les narrations en “manière de bréviste”.


      © Annie MIGNARD

sur mon travail

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