Annie Mignard  écrivain

Annie MIGNARD



     “L’écrivain doit-il s’engager?”




L’écrivain doit-il s’engager?” est extrait de ma rencontre avec des élèves de seconde du lycée La Ramée, à Saint-Quentin en Picardie. C’était le 3 juin 1988, lors du Festival de la nouvelle de Saint-Quentin. Durant deux heures, j’ai discuté avec les élèves.

Un moment, l’un d’entre eux m’a posé la question suivante:

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Élève: On dit que l’écrivain à notre époque doit s’engager vis-à-vis de la société. Est-ce que vous pensez qu’il faut s’engager pour dire non en écrivant, comme a dit Camus?


Annie Mignard: S'engager pour dire non en écrivant? Je ne sais pas si Camus disait exactement ça, mais c'est vrai qu'aujourd'hui il y a un paradoxe du mot engagé, qui suppose un élan, un don de soi, quelque chose de généreux. Or aujourd’hui, quand on dit engagé, cela  ne signifie pas s’engager pour, ni bâtir ou inventer ou embrasser le monde, mais cela signifie s’engager contre, dans une posture défensive, écrire pour dire non, anti, contre. C’est une réduction, propre à notre époque, qui n’est pas féconde. Camus et Sartre ont été après la guerre les deux grandes figures de la conscience morale: Sartre avec sa théorie de la liberté, “on est toujours libre, nous n'avons jamais été aussi libres que sous l’Occupation, etc”, ce qui est pousser le bouchon un peu loin, et Camus avec sa théorie de l’absurde et de l’homme révolté. Et tous les deux parlaient beaucoup d’engagement, après ce qui s’était passé avant et pendant la guerre.

Par rapport à l’époque où Sartre ou Camus parlaient, nous sommes dans une situation misérable. Je dis situation misérable parce qu’on est en train de sortir d’un deuil, et dans ce deuil, on a lâché toutes les armes qu’on tenait avant.


          Nous sommes nus


Encore à l’époque de Sartre et de Camus, on pensait que les écrivains étaient des gens à révérer, la France était le pays des professeurs. Il y avait des théories; les gens se disputaient sur des théories, le libéralisme, le marxisme. Il y avait des écoles littéraires. On pensait que la parole, le verbe, conduisaient le monde et éclairaient la vérité.

Or on s’est rendu compte, et le coup de grâce a été en 1968 l’invasion de la Tchécoslovaquie par les chars russes, que les théories tuaient les gens, que les théories au départ libératrices comme le marxisme se transformaient en tanks qui passaient sur le corps des gens. Et qu’il fallait donc se méfier de la pensée.

Et ça, qu'on se méfie de la pensée, qu'on ait l'horreur de la pensée, ça a été une grande misère. Parce que si avant on pouvait facilement avoir envie d’embrasser le monde, de le comprendre dans son entier, ce qui donne de la force, ce qui donne de la générosité, ce qui donne de l’ambition intellectuelle, depuis qu’on a abandonné cette idée de la force de la théorie, de la primauté de la pensée et du verbe - et qu’on l’a abandonnée simplement par scrupule moral, pour ne pas écraser les gens, par humanité, par culpabilité, on s’est interdit en même temps d’avoir des moyens de comprendre le monde. On s’est interdit de penser. On a fait le deuil de la théorie et de l'ambition de comprendre le monde. On n'ose plus.

    Et puis il y a un deuil aussi de la beauté d’une théorie. C’est important et attirant, le fait qu’une théorie soit belle. Une théorie a une beauté géométrique, qui donne un plaisir esthétique, comme de jouer au billard et voir les boules exactement rouler selon des angles purs. C’est consolant de voir de la beauté dans une construction de l’esprit, et cette consolation et ce bonheur esthétique d’une belle théorie, on les a perdus aussi.

    On n’ose plus penser, et c'est une autocensure dramatique. On n’ose plus se servir de son cerveau. On a cessé de considérer les intellectuels et écrivains comme des demi-dieux. Depuis que Sartre, Aron, Foucault, Barthes sont morts, il n’y a plus de grandes figures morales. Dans l’écriture par exemple, certains n'ont plus pensé qu’à la forme; on a séparé le témoignage sur la société d’un côté et la forme de l’autre.


          On s'est interdit de penser par scrupule moral


C’est à la fois une misère et un deuil, et à la fois quelque chose de bien. Quelque chose de bien parce qu’on repart de zéro. Ca pose les conditions pour penser à partir de zéro. Cette espèce d’outrecuidance...


Un élève: Qu’est-ce que c’est, l'outrecuidance?


Annie Mignard: L’outrecuidance, c’est se croire au-delà; c’est la prétention de soi-même. Quand Camus disait: “L’écrivain doit s’engager”, il y avait une prétention derrière. La prétention que l’écrivain est une conscience morale particulière et qu’il a un rapport direct avec la société, qu'elle le regarde dans les yeux. Il y a une outrecuidance là-dedans. On ne peut plus l’avoir. Probablement dans quelques années on l’aura de nouveau parce qu’on aura oublié ce qu’on a vécu. Mais aujourd’hui on ne peut plus l’avoir.

On est tous dans un état de nudité, de misère de la pensée: c’est vrai qu’on ne comprend pas. On a vécu dans ce siècle des choses inconcevables. Il est inconcevable que des êtres humains soient nazis. Il est inconcevable qu’on envoie des bombes atomiques sur des gens. Il est inconcevable que des frères parmi nous, parce qu’ils sont juifs, on les envoie en camps et on les lâche. Il est inconcevable qu’une nation de citoyens s’enfuie dans l’exode devant des envahisseurs au lieu de se battre. Eh bien ça s’est fait. Toutes les choses les plus incroyables se sont faites. Il y a de quoi réfléchir. Et on n’a pas tellement réfléchi en fait. Il y a eu des remous de culpabilité, profonds, qui bougent toujours aujourd’hui. Mais la réflexion, globale - pas seulement morale sur “le mal" -, la compréhension du monde, est très dure à venir.


               Je trouve Sartre malhonnête intellectuellement


    Et une demande comme celle de Camus, même si j’estime beaucoup Camus, beaucoup plus que Sartre - pour moi Sartre est un type malhonnête; Camus est un type honnête. Je peux expliquer dans une petite parenthèse pourquoi je trouve Sartre malhonnête?


Élèves: Oui, oui.


Annie Mignard: Parce que pour les soixante-dix ans de Sartre, le Nouvel Observateur a publié une longue interview de lui par Michel Contat qui le connaissait bien. Dix ans auparavant, Sartre, pour payer ses impôts, avait écrit un scénario de commande sur Freud. Sigmund Freud qui a découvert et inventé la psychanalyse, et a étudié plus particulièrement l’inconscient dans notre esprit, dans notre psychisme. Freud a fait là une des plus grandes découvertes depuis, disons, les philosophes grecs. Sartre vient après Freud et fait sa théorie de la liberté. A soixante-dix ans, Contat l’interroge et lui demande: “Mais dites-moi, vous qui avez écrit quand même un scénario sur Freud, vous qui avez étudié Flaubert, etc, vous ne pouvez pas dire que l’inconscient n’existe pas? - Bien sûr que non, répond Sartre, mais si je l’avais reconnu - parce qu’il avait toujours nié que l’inconsient existait - si j’avais reconnu que l’inconscient existait, j’aurais été obligé de changer toute ma théorie.” Je me suis dit: “Eh bien c’est un boutiquier. Il s’est fait sa boutique, il est derrière son étal, les affaires marchent, son fonds de commerce fondé sur la morale, “il y a les cons et il y a les salauds”, “la liberté”, ça roule, il rameute du monde, et il ne va pas avoir l’honnêteté intellectuelle de se remettre en question, puisque tout marche.” Sartre est quelqu’un qui n’est pas honnête intellectuellement - ce qui n’empêche pas de prendre telle ou telle de ses démonstrations, si ça peut servir. Freud, dans tout ce qu’il a écrit, a un autre niveau de rigueur intellectuelle - avec tous les préjugés de son temps, mais une honnêteté foncière devant la pensée, un courage moral. Il a chamboulé plusieurs fois sa construction théorique, souvent sous des coups du sort comme la guerre, des épreuves personnelles, il ne s’est pas dérobé. Camus, il est vrai, est mort trop tôt, à cinquante ans dans un accident de voiture, pour avoir le temps de défendre son bout de gras comme Sartre. Mais j’ai le sentiment que la théorie de l’absurde de Camus lui venait de son sentiment profond de la vie. C’est un méditerranéen, tragique. Beaucoup plus que Sartre, dont la théorie était plus réfléchie, plus calculée, plus compétitive et sur le marché.

  

     Un écrivain c'est un être humain un peu plus humain que les autres


Donc je ferme la parenthèse sur Sartre et je continue: avec toute l’estime que j’ai pour Camus, je ne peux pas accepter qu’on dise: “Le rôle de l’écrivain, c’est de s’engager.” Il est quand même étonnant que tout le monde ait envie d'instrumentaliser les écrivains. Mais si un écrivain n'est pas libre d'être lui-même, il n'existe pas.


Un élève: C’est quoi, alors, un écrivain?


Annie Mignard: Pour moi, un écrivain c’est un être humain un peu plus humain que les autres. Oui c’est ça. Je dis: un peu plus humain que les autres, c’est-à-dire qui reste davantage devant les problèmes que sa vie ou la vie lui pose, qui les regarde en face davantage, qui les prend dans ses mains, qui se les collette - mais pas un rôle social. Pour moi, un écrivain est la suite de cette idée: un être humain.

Maintenant, s’engager vis-à-vis de la société, il y a des œuvres très belles qu’on dit simplement de divertissement, et qui apportent autant aux gens que des œuvres engagées. Il y a des œuvres engagées qui sont pesantes, emmerdantes, et qui font la leçon aux gens. La plupart des romans et nouvelles ou le théâtre engagés de Sartre sont assez naïfs et moralisateurs, démonstratifs, c'est lourd. Parce que quand on lit un texte, on voit bien la façon dont l’auteur parle au lecteur: s’il est agressif, s’il fonce comme un sanglier, s’il essaie d’entourer le lecteur comme une araignée en l’étouffant et en pensant tout à sa place, s’il joue à cours-derrière-moi-tu-ne-m’attraperas-jamais: on sent sa façon d’être en face du lecteur.


        Engagement ou "divertissement"?


J'aime énormément d'écrivains, et qui sont très différents, et la littérature dite de divertissement. Je ne sais pas si vous connaissez Laurence Sterne? Il est mort depuis très longtemps. C'était un homme d'église anglais, marié, qui a plus ou moins abandonné sa femme, et qui a écrit deux livres seulement: La Vie et les opinions de Tristram Shandy, et Voyage sentimental. Sterne est mort à la tâche, il a claqué sur Voyage sentimental. Deux livres à l'époque de Diderot, qui l’a copié d’ailleurs, au milieu du XVIIIè siècle. Tristram Shandy et Voyage sentimental avaient un ton tout à fait d'époque mais, tout en s’inspirant de livres précédents, ils étaient très nouveaux, primesautiers, avec des développements, des poches, des schémas explicatifs, une structure en zigzag fou, contourné, voltigeant en apparence, en fait un travail d'abruti, mais du pur divertissement. Eh bien je trouve que Sterne est aussi magnifique que Molière, Euripide, Proust ou Flaubert.

Je trouve que ces espèces d'oukases, de décrets, "l'écrivain doit être engagé", selon Camus ou Sartre, ne donnent pas des œuvres majeures. Sinclair Lewis, écrivain américain qui a écrit Impossible ici, traduit par Queneau en plus, roman engagé et célèbre sur le danger communiste aux Etats-Unis, ça tombe des mains tellement c'est rigide, ça ne tient plus. C'est un objet en bois, ce n'est pas un roman.


       On est toujours de fait engagé


La seule chose que je puisse dire, c'est qu'un texte rend compte de son époque, à sa façon, toujours. Ca tient à l'écrivain lui-même, à son origine sociale, à l'endroit où il se trouve dans la société, à ce qui l'a fait souffrir enfant, à son goût de la vie, à son caractère, etc. Et au fond, quand l’écrivain parle par son texte, certains lecteurs entendent cela, et d'autres ne l'entendent pas. En même temps, les textes qui restent sont ceux qui sont le moins inscrits dans les tics, les modes de leur époque. Moins il y a de tics, de mode d'une époque, plus ça reste; plus c'est simple et plus c'est beau. Mais s'engager... On est tous engagés d'une façon ou d'une autre. Peut-être Camus disait cela pour signifier: ne pas rester dans sa tour d'ivoire. Dieu du ciel, on n'est plus des privilégiés! On devrait peut-être faire la demande inverse: que la société s'engage envers ses écrivains. Alors là, je souscris!



         © Annie MIGNARD

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