Annie Mignard  écrivain

Annie MIGNARD


            L’influence d’autres arts





L’Influence d’autres arts” est extrait de ma rencontre avec des élèves de seconde du lycée La Ramée, de Saint-Quentin en Picardie. C’était le 3 juin 1988, pendant le Festival de la nouvelle de Saint-Quentin. Durant deux heures, j’ai discuté avec les élèves.

Un moment, un des élèves m’a posé la question que voici:

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Elève: Est-ce que vous pensez que la peinture, la littérature et la musique sont complémentaires les unes des autres, et est-ce que vous êtes influencée par certaines musiques ou par certaines peintures?


Annie Mignard: C’est vrai qu’on a un peu l’impression d’être dans la situation de gens qui sont coupés en deux et qui voudraient avoir un art total. On rêve d’avoir un art total. Quelquefois je me réjouis en me disant: “Tiens, mon écriture, c’est de la peinture.” C’est une façon d’englober. J’ai vécu un certain temps avec un peintre, qui d’ailleurs écoutait de la musique en peignant. Il était très jaloux de moi qui écrivais. Et moi j’étais très jalouse de lui qui pouvait peindre. Et on était tous les deux très jaloux des musiciens, évidemment.

En peinture, littérature et musique, on essaie pareillement de dire l’âme. Ce sont trois moyens de la dire. Quelquefois on ne peut la dire que d’une certaine façon. Il y a des choses qu’on peut faire passer en peinture, et qu’on ne peut pas faire passer par des mots. Il y a des choses qu’on peut faire passer par des mots, et qu’on ne peut pas faire passer par une image. Ni par une musique. On souffre de ça, énormément. Moi par exemple, j’aimerais vraiment que ce que je fais soit comme de la peinture, certaine peinture. C’est très lié.


   Proust, c’est Monet, c’est Ravel, c‘est un impressionniste


Proust par exemple, pour moi, c’est Monet: c’est un impressionniste. Proust a pour décrire toute chose - je ne sais pas si vous vous souvenez des Nymphéas que Monet a peints - cette même vibration de lumière, une quantité de touches de peinture, ou si on dessine, dix ou quinze traits qui font un halo sur un seul trait. C’est d’une très grande beauté, c’est de la lumière qui bouge, Proust. L’époque impressionniste se voit dans tous les arts, en musique française - quel est le musicien qui a composé Jeux d’eaux à la Villa d’Este? Debussy? Ravel? -, Proust en littérature, et en peinture Monet et les autres impressionnistes, tout ça c’est la même sensibilité d'époque.

Mais quand j’écoute de la musique, peut-être parce que je suis tellement dans mon travail et tout le temps cherchant, tellement dans mes problèmes techniques, quand j’écoute de la musique, très souvent le plaisir qu’elle me fait est, en plus de la beauté, un plaisir technique, d'entendre comment ils font. On m’a donné un disque de Bach joué par Glenn Gould. J’avais horreur de Bach quand j’étais petite, j’avais l’impression d’une colonne de fourmis disciplinaires qui marchent les unes derrière les autres, ti ta ta ta ti ti ta : ça c’est Bach. Joué par Glenn Gould, ça n’a rien à voir avec les fourmis. Joué par Glenn Gould, je vois la structure, l’architecture de la musique.


       La structure d'abord


Et je vois qu'en n’importe quel art, n’importe quelle œuvre qu’on fait est d’abord une architecture et une structure. Un texte ne tient d’abord que par sa structure. Il peut avoir les plus grandes beautés de détails qu’on veut, si l’architecture ne tient pas, si la structure même du texte ne tient pas, rien en tient. En musique c’est la même chose. Le bonheur, le plaisir que me donne souvent la musique, c’est de voir ça: “Tiens, un escalier qui monte. Tiens, un portant qui s’est accroché là et qui revient cent mètres plus loin...” C’est comme une lumière. J’ai l’impression que les arts ont les mêmes problèmes, parallèles, et les mêmes solutions, parallèles, à apporter. En tout cas ces trois arts solitaires, ou qui devraient l’être, musique, peinture et littérature. Les arts collectifs, c’est autre chose.

    Le cinéma est très proche de la littérature d’une certaine façon, mais un film se fait avec tant de gens, tellement de volontés qui s’affrontent, tellement d’argent en jeu, les techniques qui entrent dedans sont si diverses, un film est une entreprise, à moins que ce soit un film d’auteur dans sa chambre. Mais ces trois arts solitaires ont des problèmes proches, il me semble, et proches aussi de ceux des artisans, artisans de belles choses, ébéniste, des métiers comme ça. En fait ce n’est jamais une influence directe que je tiens des autres arts. Ce sont des cousinages verticaux, une inspiration, une stimulation, des idées de solutions.


            Le cinéma


Un élève: Vous n’êtes pas influencée par le cinéma?


Annie Mignard: Eh bien non. Dieu sait que j’aime le cinéma, j’ai mes bases de cinéphile de cinémathèque, j’ai dévoré mes deux trois films par jour, j’ai écrit des scénarios, j’ai même voulu en tourner.  Mais le cinéma ne m’apporte rien en technique visuelle ni narrative. J’ai entendu des auteurs dire: “Ah, telle chose, c'est neuf! ça vient du cinéma!” Ou c’est du bluff, ou ils n’ont pas lu Virgile ou Dante. Chez Virgile il y a vingt siècles, chez Dante, il y a des panoramiques, il y a des zooms avant, des mouvements de grue verticaux, il y a même chez Dante un retournement total de caméra, tous les mouvements de l’oeil y sont. Et rarissimes sont les films où on sent le temps.


         Que ça entre par les yeux


Un élève: Vous avez dit que vous étiez contente quand ce que vous écrivez est comme de la peinture. Quel type de peinture vous aimeriez que ce soit? De quelle époque?


Annie Mignard: Bien antérieur à Monet en tout cas. Je suis contente, quand j’ai travaillé longtemps, d’arriver à faire un seul trait au lieu de douze. Je me dis: “Bon, c’est plus lisible.” Si je veux montrer quelque chose de loin, il vaut mieux que je mette une image globale, par une comparaison, ou par une vision unique. Sinon ça fait flou. Pour qu’on voie, il faut que ce soit un bloc. Donc il vaut mieux une comparaison par un mot. C’est de la peinture antérieure, tout ça. Je veux que ça entre par les yeux, que ça accroche les yeux...


Un élève: Que ça soit envahissant?


Annie Mignard: Persuasif plutôt. J’ai envie que ce soit tellement là, qu’on y croie tellement qu’on ne se pose aucune question: qu’on sente, qu’on voie de façon presque hallucinée. Comme quand on regarde à travers l’eau ou à travers certains verres optiques, ça rend ce qu’on voit en-dessous presque brillant, plus intense, plus présent. Souvent d’ailleurs quand on raconte quelque chose qui vous est arrivé, on trouve immédiatement les mots pour dire de façon très forte ce qu’on a vu; et l’autre s’y voit. C’est ça que je voudrais. Mais c’est difficile à faire. Il faut se faire sentir.


      © Annie MIGNARD

sur mon travail

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