Annie Mignard  écrivain

Le Père lourd, nouvelle de 8.000 signes, a été publiée par les éditions du Festival de la nouvelle de Saint-Quentin 1988. Revue et corrigée dans Les meilleures Nouvelles 1988-1989, Syros 1989. Traduite en japonais. Re-revue et corrigée dans Contre-Vox, n° 4 spécial sur la nouvelle, HB éditions 1997.

Re-re-revue et corrigée (version du texte que je donne ici), dans Europe n° 914-915, juin 2005, sous le titre “Les Yeux bruns”.

                                                                                  

Sur “Le Père lourd”, voir, dans la partie Sur mon travail, les articles: "Lecture de Thierry Ozwald", "Lecture de Frank Evrard”, “"Pourquoi 'ça fonctionne' ou 'ça ne fonctionne pas'" et “J’ai recommencé neuf fois cette histoire”.

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Annie MIGNARD



        Le père lourd                                                                                                                                                                             

                                  nouvelle




Madame Rougé dit: “Cette fille, on ne voit que ses yeux bruns qui brillent.”

“Elle est comme ça dans le lit”, dit-elle, et en disant “comme ça”, elle ramène les pattes comme un chien qui fait le beau. Au bout des pattes, les deux petits poings sont recroquevillés en équerre.

Plus bas, sa forme est immobile sous le drap.

Madame Rougé ajoute que la première fois qu’elle alla la voir, elle n’en ferma pas l’oeil de plusieurs nuits, parce qu’elle la connaissait avant. Elle a vingt-quatre ans. Elle a eu son accident il y a quatre ans.

Dès que madame Rougé, ou sa fille Eliane Rougé arrivent dans sa chambre, elles n’ont pas le temps de déposer leur sac ou leurs affaires que: “Vite, vite, grattez-moi le nez!”, ou: “Vite, vite, changez-moi de position!” Elle les suit de ses yeux qui brillent et qui bougent. Elle est capricieuse et de mauvaise humeur. Elle fait sous elle; les infirmières sont harassées, et passent quand elles le peuvent.


Il y a quatre ans, elle était en voiture avec son père, qui conduisait. Sa mère venait de mourir. Et en se rendant compte que sa fille à sa droite était assise à la place de sa femme - puisqu’il fallait bien remplir cette place désormais vide -, le père fut soulevé par un chagrin qui tourna brutalement le volant entre ses mains. La voiture partit de plein fouet contre un platane.

Lui n’eut rien. Sa fille fut retrouvée si disloquée sur la route que les sauveteurs d’abord la laissèrent pour morte. On ne sait pas si en revenant à la conscience, ou à tout autre moment, le père se souvint qu’il avait voulu subitement mourir là, du chagrin de sa femme morte, avec sa fille, et que de ce suicide collectif lui seul avait réchappé. Il n’en parla jamais. Mais quelquefois par la suite, il venait chez madame Rougé sa voisine et il lui expliquait que sa fille n’aurait pas été sauvée s’il ne s’était pas inquiété d’elle. Il racontait comment, lorsqu’on l’avait tiré de derrière son volant et qu’il reprenait faiblement ses esprits, sa première pensée fut... - et il mimait la scène devant madame Rougé, de nouveau il tournait ses yeux hagards de tous côtés, et en grimaçant de douleur, balbutiait d’une voix étonnée et plaintive:

- Mais?... Où est ma fille?... Occupez-vous de ma fille!...


Elle était dans le coma. Les médecins la gardèrent très longtemps en service de réanimation. Elle était cassée à la taille, et tout le bas paralysé.

Enfin, quand elle eut repris sa conscience et qu’ils purent l’examiner, ils déclarèrent:

- Elle a le cerveau comme un gruyère. On ne peut rien faire pour elle.

Alors on l’envoya à un hôpital départemental dans une autre ville, construit exprès pour ces accidents, et où des équipes de chirurgiens tentaient des miracles en neurochirurgie de pointe sur les fournées journalières de blessés de la route.

Ils ratèrent leur tentative. En essayant de réinnerver le bas, ils paralysèrent aussi le haut. Elle était arrivée le torse et les bras mobiles, libres. Elle se réveilla les bras pliés, et plus que la tête à bouger.

On la renvoya dans sa ville.

Lorsqu’elle revint, elle avait une plaie sous la bosse du cervelet par où le pus coulait. Quand on lui parlait, elle faisait non de la tête. Elle avait fait non de la tête en frottant sur la toile de l’oreiller jusqu’à se forer ce trou qui coulait. Madame Rougé était persuadée que c’était la cervelle qui sortait. Comme si elle voulait que sa tête se vide par ce trou.


“Faites quelque chose!”, dit le père aux médecins. Alors ils proposèrent:

- Il vient d’être mis au point un fauteuil électrique très sophistiqué pour les accidentés. Si vous voulez, on peut la mettre dans un fauteuil électrique.

Elle dit: “Non. Je ne veux pas vivre comme ça. Ou vous me rendez mes jambes et mes bras, ou sinon tuez-moi.”

Alors on l’envoya dans un centre de rééducation, sur la côte. De son lit elle voyait la mer, d’un bleu presque violet, silencieuse et infinie. Le centre de rééducation la garda un assez long temps; à la fin il la renvoya en expliquant:

- On ne peut rien faire pour elle.

Récemment, on l’a envoyée à un centre d’observation ultramoderne qui vient de s’ouvrir dans une ville proche. Après quelques mois, on l’a renvoyée à son service de départ. On sait que tout cela, si coûteux, lourd, ne sert à rien. Mais tant qu’on la bouge, qu’on fait quelque chose, elle peut espérer.

C’est la fraternité des hommes, qui remplace la miséricorde de Dieu.


Depuis quatre ans, elle est dans un lit.

Elle est relevée sur les oreillers, comme on les met dans les hôpitaux, avec ses pattes de chien qui fait le beau, et sa forme sous le drap.

Elle a des regards vifs qui volètent; ou alors des regards immobiles accrochés à son visiteur. Ce sont de beaux yeux bruns, intenses. Madame Rougé n’a pas envie de s’attarder sur leur expression, quoiqu’ils lui paraissent plus brillants qu’avant. Sa bouche est pâle, un endroit dans la chair du visage par où sortent ses paroles. Elle est despotique et impatiente; elle n’a jamais une larme.

De toute façon, madame Rougé ne fait que deviner sa bouche car elle la fixe si haut au visage - si elle pouvait, elle la regarderait aux cheveux - qu’elle ne perçoit que ses yeux. Elle pense: “C’est juste une épreuve à traverser, un cauchemar, dans une heure j’en sors.” Et elle s’hypnotise sur les yeux. Elle les voit qui brillent pendant qu’en dessous leurs bouches parlent.


“Elle a des envies de femme, dit madame Rougé. Elle a connu un homme, et elle a des envies de femme.” (Elle avait vécu un premier amour avant l’accident.) Parce qu’un jour qu’elles étaient seules, elle demanda à madame Rougé: “Est-ce qu’Eliane est vierge?”

Connu un homme.

Madame Rougé ne veut plus parler que du corps.

Car chaque fois qu’elle-même ou Eliane Rougé arrivent devant son lit, elle leur dit:

- Apportez-moi quelque chose pour que je meure.


En rentrant à la maison, Eliane Rougé souffle: “Il faudrait faire une chaîne de gens qui viennent la voir tout le temps, qu’elle ne reste jamais seule.”

“Si seulement on arrivait à lui faire baisser juste le pouce, dit-elle, elle pourrait appuyer sur un bouton pour tourner les pages d’un livre qu’on poserait sur son lit. Au moins, elle pourrait lire!” Eliane Rougé monte son pouce à hauteur de ses yeux, incline la tête pour l’observer, concentre toute son énergie dans sa dernière phalange, et entreprend de l’abaisser. Quand elle l’a baissée de deux millimètres, elle s’arrête et souffle:

- Si on pouvait lui faire faire juste ça.


Et elle dans son lit, chaque fois (des centaines de fois depuis quatre ans) que son père vient, “Papa”, dit-elle.

“Apporte-moi quelque chose pour que je meure.”


Lui va chez madame Rougé pour lui raconter cela. Et, de nouveau, il tourne ses yeux hagards de tous côtés en grimaçant de douleur, et il balbutie d’une voix étonnée et plaintive:

- Mais... ça n’est pas possible!... Jamais je ne pourrais tuer ma fille!...

                                         © Annie MIGNARD

 

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