Annie Mignard  écrivain

Annie MIGNARD


   Écrire, c’est peinture et musique

         à propos du Boucher Tusco




J'ai écrit “Écrire, c’est peinture et musique” à Alistair Rolls, qui m'avait envoyé son article Une lecture visuelle du Boucher Tusco, d’Annie Mignard: la nouvelle comme toile”, paru dans la revue Essays in French Literature n° 38, nov. 2001, université de Newcastle, Australie, pp. 158-171.

Courriel du 24.11.2008

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    (...) Le titre “Une lecture visuelle”, est tout à fait juste: pour moi, écrire c’est de la peinture et de la musique. Mais d’abord peindre, prendre l’oeil du lecteur et l’orienter vers tel ou tel point de façon qu’il ait la sensation de voir lui-même, par le propre mouvement de son regard. (...)



L’Italie. Pour répondre aux remarques que vous avez faites, j’ai de la famille italienne (ma grand-mère était sarde), dont il reste des cousins éloignés à Gênes, dans le golfe ligure (d’où le nom que j’ai donné à la station balnéaire proche, Laënas Ligure).

 


La peinture. Quant au rapport à la peinture, deux années de ma vie où j’allais très mal, j’ai dessiné; j’avais quelque chose dans la main, mais si je voulais en faire ma vie, et tout d’abord progresser, il aurait fallu que j’y consacre la totalité de ma vie, et je ne m’en suis pas senti la conviction (alors que pour écrire, oui, je donne ma vie sans aucune hésitation). J’ai vécu avec un peintre. Mon grand-père était un peintre du dimanche, dont j’ai gardé des huiles, des aquarelles et des gouaches de petit format, sur le motif, paysages de Méditerranée ou de Tunis. Il avait fait faire une recherche généalogique pour savoir s’il descendait des peintres Mignard (XVIIè), Pierre et Nicolas, et la réponse a été oui. D’où mon peintre Sullivan a un rapport d’amour avec ses pigments.



L’histoire. Le schéma de l’histoire est réel, d’un village de la région de Gênes fréquenté par des peintres où j’ai passé quelques jours d’été. On m’a raconté cette histoire en deux phrases, un après-midi où j’ai vu une voiture noire cossue sortir en cahotant d’un étroit chemin sur la route, et dedans, dans l’ombre, une femme brune à chignon, vêtue de noir, a tourné paisiblement la tête pour vérifier la circulation avant de prendre la route. Et j’ai dit, frappée: Pourquoi une aussi large voiture passe-t-elle par un si étroit chemin? Et on m’a dit: Pour ne pas passer devant la boutique du boucher.

    Le mouvement de la tête de cette femme est la seule chose que j’aie vue de cette histoire. C’est pourquoi j’en ai fait la première vision que le peintre Sullivan a de cette femme: “La boutique est silencieuse, et dans la pénombre d’abord il ne distingue rien. Puis il y a un mouvement. Il voit une belle femme aux cheveux noirs, qui tourne la tête vers lui.”

    En y repensant, des années après avoir quitté le village, je me suis dit: Mais comment, dans un décor aussi clos, théâtral, fait pour la tragédie qu’est un village de montagne, comment a-t-il pu se faire que le boucher ne tue pas le peintre anglais? Comment un drame sans meurtre? Comment traverser une épreuve intraversable? Et c’est ça que je suis allée chercher dans la structure de l’histoire.



Les noms. Il existe un tombeau étrusque qui représente le mari et la femme, des commerçants, et je pensais au boucher comme à ce mari. Je voulais que son nom indique qu’il était de cette région, étrusque, antique, pré-romain, qu’il était cette idée de commerçant étrusque avec des boucles sur le front, à la Titus. "Etrusco", non; d'autant que “boucher-É” n'est pas euphonique. “Trusco” n’allait pas, le “r” gâchait l’euphonie et ce n’était pas un nom crédible, ça sonnait comme un nom inventé. Mais Tusco, oui.

    Livia (“Livia est le nom de cette femme. C’est la femme du boucher Tusco”), parce que la femme que j’ai vue dans la voiture me faisait penser au buste de l’impératrice Livia, épouse d’Auguste, vision antique, chignon, port de tête, réserve et silence.



La forme en strophes épiques. L’histoire qu’on m’avait racontée en deux phrases des années auparavant m’a accrochée parce que j’y lisais: oui, l’amour existe, un coup de foudre peut durer. J’ai commencé à l’écrire, et: ils s’aiment, et après? Après, on pédale dans la semoule. Il me fallait quelque chose qui introduise une énergie, un mouvement. J’ai repensé à une succession de paquets noirs séparés par des blancs (comme les trains que je voyais passer, enfant, et qui étaient vitesse et rythme et déchirement de coeur), paquets noirs séparés de blancs que j’avais vus, non plus à l’horizontale comme les trains, mais à la verticale sur les pages de La Chanson de Roland (XIIè), étudiée il y a longtemps. Je suis allée chercher La Chanson de Roland sur son étagère, j’ai ouvert, c’était ça: des paquets noirs séparés de blancs.



La Chanson de Roland. Avant de refermer, mon oeil a ramassé la plainte de Charlemagne: “J’ai traîné mon corps par tant de pays, j’ai connu tant de gens...”, quand Dieu lui dit en rêve à la fin (Charlemagne vient de rentrer de Roncevaux, crevé, et de sa guerre contre les Sarrasins en Espagne, il a perdu son neveu aimé Roland et tant d’autres, il dort et Dieu apparaît et lui dit): Charles, va combattre (les Allemands). “Deus! dist li Reis. Que ma vie est peineuse!” J’ai mis cette plainte dans la bouche de Sullivan au début, quand lui vient l’envie de rester, “J’ai traîné mon corps par tant de pays, j’ai connu tant de gens, pourquoi ne pas rester ici?”



L’énergie. Cette forme en laisses épiques, en strophes, a une énergie propre effroyable. On est obligé d’avancer de neuf d’une strophe à l’autre, c’est un coup de pied au cul. Et si on ne passe pas à la suite, parce que la scène n’est pas terminée, on s’y enfonce et on l’approfondit.



Vitesse et rythme et déchirement de coeur. J’ai voulu que, dans ses paquets noirs séparés de blancs, toute l’histoire soit comme un train qui passe, vitesse et rythme et déchirement de coeur (dans la dernière strophe allongée et assourdie). (...)


              © Annie Mignard

 

sur mon travail

Manuscrit_Tusco.html