Annie Mignard  écrivain

Annie MIGNARD



           Qui légitime un écrivain?




Qui légitime un écrivain?” est extrait de ma thèse La Fiction brève ou fragmentée dans la littérature française depuis les années 1980 (1980-95), Éditions Universitaires du Septentrion, collection “Thèse à la carte” 2001.

1ère partie: Le champ littéraire depuis les années 1980 et la fiction brève. Chapitre 3: Historique: La place paradoxale de la fiction brève dans le champ éditorial français. 1.3.1. Rôle central de l’édition, 1.3.1.2. Les contraintes de l’édition, 1.3.1.2.1. Le pouvoir exorbitant de la publication, pp. 98-103

                                             

“Qui légitime un écrivain?” pose un problème dont on ne parle jamais en face quand on est écrivain, mais auquel on pense toujours: suis-je légitime ou non?

On se répond oui, ou on se répond non, mais c’est une question vitale. D’autant plus qu’un écrivain a souvent des problèmes d’identité, et que jouer avec cela fait mal.

La longue chaîne de légitimation littéraire repose, comme la chaîne de légitimation artistique, sur une série d’acteurs qui peuvent s’ignorer, se coordonner ou se concurrencer:

Sont légitimeurs les écrivains en premier et en définitive, les éditeurs (et les représentants, les attachées de presse), les libraires, les critiques, les médias (télévision, radio et presse), les lecteurs, l’université  (côté recherche et côté enseignement), les bibliothécaires, les institutions à tous niveaux (académies, listes et jurys), les réseaux (blogs littéraires, éditions,etc) d’internet qui se cherchent.

Les uns sur le moment, d’autres à plus long, voire très long terme; les uns plus en caisse de résonance d’un désir collectif ou d’un bluff, d’autres plus en source de référence sur une valeur; les uns aux yeux de certains publics, d’autres aux yeux d’autres publics. Et tout cela souvent mêlé.

Mais puisqu’un manuscrit paraît sous forme de livre, le premier légitimeur en date est forcément l’éditeur qui publie ce livre.


Pour résumer la suite de ce passage: le critère d’un bon livre n’est pas une question de goût (on peut ne pas aimer un livre et reconnaître qu’il est bon). Un bon livre est un livre qu’on peut relire indéfiniment, en le trouvant toujours aussi bon, sinon meilleur parfois. Lire une fois ne suffit pas, 3 fois non plus. 10 fois, on commence à avoir l’œil. 20 ou 30 fois, on a peu de chances de se tromper.

                                                  

(J’ai mis les notes  entre parenthèses à mesure, en petits caractères italiques et dans une autre police, parce que si je les avais laissées tomber au fond du puits sans fond de cette page, vous ne les liriez pas. Là, vous pouvez aussi bien les lire que passer d’un bond par-dessus.)                                              

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1.3.1.2.1. Le pouvoir exorbitant de la publication



    Dans l’organisation actuelle de la diffusion des œuvres de l’esprit, telle même qu’elle est réglée par la loi, la publication par l’éditeur est incontournable. Nous reprendrons l’expression de Gilles Louÿs, qui mesure, à propos de l’édition de fragments de l’œuvre de Stendhal:


    “Le pouvoir exorbitant de la publication. Etrange attribut, que confère le texte imprimé à l’écrit, et qui consiste à accréditer son existence.(Gilles Louÿs, “Des romans inachevés”, thèse Paris 8, 1998, p. 248)

   

    De ce pouvoir exorbitant de publier, les éditeurs ont tout à fait conscience. Ils le rappellent, lorsque cela leur paraît ignoré par idéalisme ou toute autre raison.

    Ainsi Jérôme Lindon, PDG des éditions de Minuit et éditeur, comme on le sait, du Nouveau Roman, peut-il écrire publiquement à une bibliothécaire (Jérôme Lindon, Tribune, “Lettre ouverte à Claudine Belayche, présidente de l’ABF”, in Livres-Hebdo 324, 12 février 1999, p. 7). (Les gras sont de nous):


    L’essentiel, faut-il le rappeler, est qu’un livre n’existe qu’à partir du moment où un éditeur a choisi de le publier, comptant essentiellement sur la vente par les librairies pour en assurer la rentabilité. Qu’on le veuille ou non, ce sont tous ces “marchands” qui, à leurs risques et périls, donnent vie aux œuvres dont vous pourrez à votre tour, en bout de chaîne, apprécier sereinement le contenu.


    Ainsi les éditeurs décident seuls de la naissance des textes par la publication, ou de leur maintien dans les limbes, ou de leur mort, que constitue leur refus de publier.

    Les éditeurs tiennent également entre leurs mains l’image de leurs auteurs (Voir à ce sujet les recherches menées par José-Luis Diaz sur “Les images de l’écrivain”, in Textuel, 22, Université Paris 7, 1989), et dans cette mesure, l’œil de lecture qui sera porté sur eux.

    Constitués collectivement en “tribunal de l’écrit”, avec leurs “jurys”, les éditeurs, rappelle Philippe Schuwer (Philippe Schuwer, “Politique de l’édition” in Le livre français hier, aujourd’hui, demain, direction Julien Cain, Robert Escarpit, Henri-Jean Martin, Imprimerie Nationale 1972, p. 141), sont déjà à l’origine directe de neuf livres sur dix, car:


    Neuf livres sur dix sont des livres de commande. Dans l’édition littéraire, un livre sur dix est un livre de “recherche” (c’est nous qui mettons en gras), que les éditeurs qui pratiquent une “politique d’auteurs” publient dans la visée de constituer un fonds, dont les succès commerciaux seront confirmés dix ou vingt ans plus tard.


    Les livres que Philippe Schuwer nomme de “recherche” sont tout bonnement ceux qui sont nés dans l’esprit de leur auteur: la littérature s’y range.

    Ce pourcentage de neuf livres de commande sur dix est confirmé par les propos d’Olivier Nora, alors P.D-G. de Calmann-Lévy:


    “Une journée au cours de laquelle on n’a pas eu l’idée d’un livre, au cours de laquelle on n’a pas convaincu un auteur potentiel de traiter tel ou tel sujet de la manière dont nous le souhaiterions, est une journée perdue.” (“De la profession d’éditeur”, interview d’Olivier Nora, P. D-G. de Calmann-Lévy, par Arlette Stroumza in Le Feuilleton de la SGDL, 3, printemps 1999, p. 51)


    Et quant au “un” livre de “recherche” sur dix, il est encore lourd à supporter par l’éditeur, explique Olivier Nora:


    “En France, l‘éditeur joue un rôle d’”amortisseur social”, de service public, si j’ose dire. Des gens éprouvent le besoin d’écrire, et les éditeurs lisent leurs manuscrits. Un sur mille environ des manuscrits envoyés par la poste est publié. Si vous mettez en regard la marge dégagée par la publication de ce manuscrit (ou plutôt la perte générée par sa publication) et les coûts d’infrastructure pour recevoir, gérer, lire, ou en tout cas se faire un avis correct sur les milliers de manuscrits que vous recevrez dans l’année, il est clair que c’est une pure aberration économique.

    Il se trouve que cela fait partie de notre métier et que c’est très profondément ancré et enraciné dans la mentalité des éditeurs français.” (“De la profession d’éditeur”, op. cit., p. 53)


    Comme Philippe Schuwer qui s’étonnait en 1972 que personne “ne s’interroge en profondeur sur le pouvoir de ce médiateur-éditeur”, Paul Dirkx à son tour, en 1999, dans une étude sur les stratégies éditoriales (Paul Dirkx, “Les obstacles à la recherche sur les stratégies éditoriales”, in Actes de la recherche en sciences sociales, numéro sur Edition, Editeurs (1), n° 126-127, mars 1999, Seuil, p. 73), regrette que “la question, importante et trop rarement soulevée, du pouvoir que les éditeurs estiment avoir sur la “création” des écrivains et sur les goûts des lecteurs reste sans réponse” même dans les études les plus approfondies menées sur l’édition littéraire contemporaine. (Philippe Moati, “La filière du roman de la passion à la rationalité marchande?” in Cahiers de l’économie du livre, 7, mars 1992. Étude réalisée pour le ministère de la Culture.)


    Une première réponse est apportée par Somerset Maugham, dans L’Art de la nouvelle (Somerset Maugham, The Short Story, Heinemann Ltd, 1958, en français L’Art de la nouvelle, Le Rocher, 1998, p. 22.):

 

    “Les possibilités de publication, les exigences des éditeurs, donc l’idée qu’ils se font de ce que veulent les lecteurs, ont une grande influence sur le travail produit à une époque donnée. Ainsi, lorsque fleurissent des revues qui peuvent accueillir de très longues nouvelles, de très longues nouvelles sont écrites; quand les quotidiens donnent une place aux textes de fiction, mais en ne leur accordant qu’un espace réduit, des récits de petit format voient le jour.(...) La nature du medium par lequel un écrivain rencontre son public fait partie des conventions qu’il doit accepter.


    Ces conventions ne doivent pas seulement être acceptées par l’écrivain, mais aussi par ses lecteurs et ses analystes. Même l’université, si éloignée qu’elle se pense du monde éditorial, en est totalement dépendante dans sa recherche sur la littérature, puisque les textes auxquels elle a accès sont ceux-là seuls auxquels l’édition a décidé, pour les critères qui lui sont propres, de donner vie. Et même, ajouterons-nous, qu’elle a décidé de promouvoir. Par exemple, sans l’habileté de Jérôme Lindon, PDG de Minuit, le “Nouveau Roman” n’existerait pas.



1.3.1.2.2. Valeur et publiabilité


    Dans la théorie, il faut constater, depuis la fin des certitudes formelles, un retour de la valeur.(...) Les contemporainistes en ont le plus besoin. Selon quel choix établir un corpus? Quels auteurs inviter à un colloque? Quelles nouvelles proposer dans les cours?


    “La prolifération de la nouvelle ne permet pas la discrimination et rend quasiment impossible  toute forme de jugement sur la “qualité” des textes”,

    écrivent Jeanne-Antide Huynh et Philippe Longchamp (Jeanne-Antide Huynh et Philippe Longchamp, présentation du Français d’aujourd’hui, 87, numéro sur La Nouvelle, sept. 1989, p. 4).(...) L’intérêt pour la valeur revient sans doute aussi en réaction au multiculturalisme omniprésent, dans lequel tout vaut tout, et donc rien ne vaut rien. Qu’est-ce qui vaut? Qu’est-ce que valoir?

    Dans la pratique, avant même la théorie, ces questions de la valeur se résolvent concrètement par la fonction de publication de l’éditeur de littérature.



1.3.1.2.2.1. L’éditeur et le dilemme de la valeur


     “L’édition peut-elle, doit-elle être morale?

   C’est la question que pose l’éditeur (éditions Stock) et universitaire Monique Nemer (Monique Nemer, “L’éditeur et le dilemme de la valeur”, in Page des libraires, 44, février-mars 1997, numéro sur “1950-1997: Le roman français en mouvement”, p. 40-41). Comment l’éditeur se situe-t-il au regard de la notion de valeur, valeur esthétique, valeur éthique et valeur économique?

    Rappelant que s’instaure éditeur qui le veut (ou le peut: on estime généralement à 500.000€ le minimum nécessaire pour ouvrir une maison d’édition susceptible de durer quelques années), Monique Nemer constate:


    L’éditeur décide en fonction de sa représentation de ce qu’est la valeur littéraire en termes esthétiques, intellectuels et éthiques.


    La contradiction fréquente entre la valeur esthétique d’un livre et sa valeur économique tient, selon Monique Nemer, à ce que la reconnaissance de ces deux valeurs ne s’opère pas dans la même temporalité (au point que les analystes du livre nomment la littérature “livres de vente lente). La morale éditoriale relèverait ainsi à la fois d’une morale de l’urgence, d’une morale historique et d’une morale pratique. Dans cette “dialectique parfois brouillonne du désir et de la nécessité, Monique Nemer introduit cependant une réserve quelque peu sophistique:


    Remarque essentielle, la décision éditoriale statue sur la qualité d’auteur et non d’écrivain. L’éditeur déclare qui sera auteur ou non. En revanche, la qualité d’écrivain, ce n’est pas lui qui la déclare, c’est le jugement critique, celui du public contemporain ou celui de la postérité.


    Cette distinction entre jugement de publiabilité et jugement de valeur, pour séduisante qu’elle soit, s’efface dans la pratique, puisque la “qualité d’écrivain” ne peut, par force, être reconnue à quelqu’un qu’on n’a pas publié.

    Décider de publier, c’est-à-dire de donner vie à un livre, est bien, s’il en est, un jugement de valeur, et le premier de tous.


          © Annie MIGNARD

sur mon travail

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