Annie Mignard  écrivain

commentaires d’une discussion antérieure sur la façon de dire ce qu’on sent


par Annie Ernaux, dans “Je ne suis pas sortie de ma nuit”, Gallimard


et Annie Mignard dans“Une question d’éthique de l’écriture?” in “La Fiction brève ou fragmentée dans la littérature française depuis les années 1980 (80-95)”, P.U. du Septentrion



  En 1996, Annie Ernaux a publié “Je ne suis pas sortie de ma nuit (Gallimard), recueil d’extraits de son journal pendant la maladie d’Alzheimer de sa mère entre 1983 et 1986.

     Le 10 avril 1986, elle avait noté dans son journal (p. 103 du livre):


    “Ce n’est pas de la littérature ce que j’écris. Je ne sais pas faire de livres qui ne soient pas cela, ce désir de sauver, de comprendre, mais sauver d’abord. Au téléphone, Annie M. m’a dit qu’on ne peut transcrire directement ce qu’on sent, il faut un détour. Je ne sais pas.”

                                    

    Pour moi, qui ai passé sept ans et quatre versions à écrire mon roman “Le Père” qui traite de nos rapports avec nos morts aimés, comportant le poids de censure que cela suppose, je sais que “transcrire directement ce qu’on sent” est un leurre, comme penser qu’on ne fait “pas de la littérature”.


    En 2001, j’ai poursuivi cette discussion, des années après notre conversation téléphonique, sur l’authenticité dans l’autobiographie, dans un passage de ma thèse où j’ai parlé des “tombeaux”.

    Les tombeaux sont des récits autobiographiques, qui disent “je”, presque toujours brefs, fragmentés, au passé composé, le ton le plus juste, sans effet littéraire voyant, et regroupent des souvenirs d’avant, d’après et de pendant la mort d’un être cher, des images, des intonations de phrases, des épisodes de vie dans lesquels l’auteur joue tout son rôle dans sa relation avec lui. Les “tombeaux” sont épisodiques par définition dans l‘œuvre des auteurs, et apparaissent comme une forme universelle, spontanée, découverte par chacun dans le choc de la mort d’un proche.


    Annie Ernaux (La place, Une femme, et ses titres suivants présentés sur le même modèle) fait partie des auteurs de la dizaine de tombeaux parus à la même époque, parmi lesquels Jean Rolin (Joséphine), Frédéric Vitoux (Il me semble désormais que Roger est en Italie), Ferdinando Camon (Apothéose), Claude Pujade-Renaud (Le Sas de l’absence), François Caradec (Nous deux mon chien), etc.

    Tous sont des exemples d’authenticité par la voie autobiographique.

    Voici donc, à ce moment-là de ma thèse, la suite de notre discussion sur “transcrire directement ce qu’on sent”:                                    


La Fiction brève ou fragmentée dans la littérature française depuis les années 1980 (1980-95)

P.U. du Septentrion 2001

3è partie. Chap. 2: Énonciation et sujet: le “je, l’autobiographique. pp. 397 à 400:


Une question d’éthique de l’écriture?



   

    “L’authenticité  par la voie de l’option autobiographique trouve cependant assez tôt une limite qui tient à la posture même de l’énonciation choisie. L’auteur à la recherche d’une parole authentique ne peut éviter de se poser la question de la transformation, et de réfléchir au fait que toute œuvre est une transformation, une transposition, une méta-phore, sinon ce n’est pas une œuvre. Non pas pour acquérir un statut de littéralité, mais parce que, faute de transformation, la parole authentique n’est pas transmissible.


    Tout message est soumis à la condition que le destinataire accepte de le lire. Or a-t-on déjà vu un destinataire (lecteur, auditeur, spectateur) accepter sans se détourner une “vérité” exposée directement?


    Freud désignait (“Personnages psychopathiques à la scène”, in Résultats, idées, problèmes, 1, 1890-1920, PUF, “Bibliothèque de psychanalyse”, 1984, pp. 123-129) comme “la plus importante des conditions formelles” d’une œuvre, le fait que la jouissance esthétique qu’elle procure détourne l’attention du lecteur pour lui faire oublier, au niveau conscient, la vérité (désagréable ou terrible) qu’il entend parfaitement dans son inconscient.


    C’est une obligation pour le créateur littéraire, écrit Freud, que d’avoir “l’art d’éviter les résistances et de procurer un plaisir préliminaire”.


    L’option autobiographique, par contre, limite rapidement la possibilité d’authenticité de l’auteur, car le lecteur est en face dans sa faiblesse, qui n’accepte pas tout, et faute du “détournement d’attention” qu’apportent les ressources de la fiction, la vérité autobiographique se restreint à ce qui est directement recevable, c’est-à-dire au plus petit commun dénominateur.


    Pour prendre un exemple dramatique mais très clair, lorsqu’Annie Ernaux, consciente qu’auteur grand public, elle propose au lecteur une identification et une catharsis, raconte dans “Je ne suis pas sortie de ma nuit” (Gallimard 1997) que sa mère est morte de la maladie d’Alzheimer, l’authenticité autobiographique ne peut que se plier aux capacités d’acceptation du lecteur dans le pacte de lecture qui les lie.


    Or l’horreur de voir sa mère démente se décuple de celle que l’Alzheimer soit héréditaire, avec tous les hasards de l’hérédité et de la recherche médicale.


    Cette authenticité-là, cette vérité profonde de l’auteur, n’apparaît que dans une unique ligne, sous-dite et incompréhensible du livre: “Entre ma vie et ma mort, je n’ai plus qu’elle en démente.” (ibid. page 89) C’est-à-dire, si l’on s’y arrête pour réfléchir: J’ai peur d’être démente comme elle avant de mourir.


    Dire clairement cette phrase sibylline serait dire au lecteur horrifié: “Rejetez-moi”, “Lâchez le livre”, “Ne me lisez plus jamais”, étant donné leur pacte d’identification établi.


    C’est impossible, si l’auteur veut garder son image, ses lecteurs, l’”être au monde” que constitue son statut d’écrivain. Surtout quand on sait la violence (en amour ou en rejet) que les lecteurs peuvent avoir envers l’écrivain, objet de transfert, mais en aucun cas une personne humaine.


    Donc, dans le livre, c’est la mère qui est folle, et l’auteur parfaitement saine qui dit: “C’est elle ou moi” (ibid. page 45), et à laquelle le lecteur, oubliant l’hérédité, pris qu’il est par le spectacle de L’Autre fou, peut continuer à s’identifier.


    Car “ne pas faire de littérature” n’est malheureusement pas se mettre hors des règles très restrictives de la communication, dès lors surtout que l’auteur autobiographique s’est placé dans un schéma de communication auteur-pour-le-lecteur, narrateur-pour-le-narrataire. “Ce n’est pas de la littérature ce que j’écris”, maintient Annie Ernaux. (ibid. p. 103) Je ne sais pas faire de livres qui ne soient pas ce désir de sauver, de comprendre, mais de sauver d’abord. Au téléphone, Annie M. m’a dit qu’on ne peut transcrire directement ce qu’on sent, il faut un détour. Je ne sais pas.


    Il nous paraît malheureusement en effet que, dès qu’on atteint les marges proches de ce qui est socialement acceptable, même s’il s’agit d’expériences communes à l’humanité, la censure prévisible de la réception joue en amont sur l’écriture autobiographique, et l’authenticité souhaitée, qui ne peut plus s’y maintenir, a besoin d’être aidée par l’”attention détournée” qu’apporterait la jouissance esthétique de l’œuvre, et donc de passer dans la fiction.


                                                   

                                               © Annie MIGNARD