Annie Mignard  écrivain

Annie MIGNARD


J'ai recommencé neuf fois cette histoire

                         du Père lourd





J’ai donné “J’ai recommencé neuf fois cette histoire” comme conclusion au dossier universitaire sur ma nouvelle Le Père lourd , paru dans Contre-Vox, revue de littératures dirigée par Franck Evrard, numéro 4 spécial sur La Nouvelle, HB éditions 1997, p. 138.

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J'ai recommencé neuf fois cette histoire (vraie) de mal absolu: en partant du choc de l'accident / en partant du choc de la vision d'elle dans le lit / en chargeant le père / en ne le chargeant pas / en rage / en pleurant "oh ciel injuste!". J'ai vu qu'une version "humaine", "sensible", qui "sent" à la place du lecteur, l'empêche de sentir par absence de contact direct. Or j'ai voulu que le lecteur forme ses sensations et ses réflexions à lui par un contact direct. Mais comment?


En commençant par voir la fille, le lecteur risquait de lâcher la nouvelle. Je suis donc partie de la seule chose belle, ses yeux (c'est elle, son âme), je l'ai nommée elle en creux identificatoire entre les quatre coins que sont ils (les médecins), on (l'administration), le père, les Rougé. Je me suis mise dans l'innocence de chacun. Je ne pouvais donc prendre qu’un ton neutre. On ne sent cette fille qu'indirectement, à travers ce qui est dit: j'ai sabré de grandes tranchées d'air par où le lecteur arrive à elle.


C'est une sidération devant le mal absolu (il n'y a rien à faire, et il n'y a pas de sens à cette souffrance). Or, en l'absence de sens, il n'y a pas de sens (d'écoulement) du temps, et une "narration" est impossible: toutes les échappées reviennent à l'éternel ici (le lit) et maintenant (quatre ans). Je finis en conditionnel présent pourrais tuer au lieu d'un futur pourrai: je voulais que ça reste ouvert comme une plaie béante.


Euthanasie: je voulais que le lecteur songe: la fraternité des hommes remplace la miséricorde de Dieu. Comme je ne suis pas sûre que le lecteur ait le temps de le penser, je le dis carrément. Je crois que la Sécurité Sociale, dans notre société laïque, ces transbahutements vains, coûteux, remplacent l'ancien sacrifice de la souffrance à Dieu; ils sont ce que paye notre communauté humaine pour accompagner fraternellement ses membres souffrants dans leur résignation métaphysique à l'inacceptable: "Tant qu'on la bouge, qu'on fait quelque chose, elle peut espérer."


Il y a amour entre le père et la fille. Les regards, la voix de douleur du père, de même que la pause de voix de la fille quand elle lui parle, "papa, virgule, dit-elle. Point, à la ligne, - "apporte-moi quelque chose pour que je meure", pause de voix qui ne peut être qu'une pause de tendresse, en témoignent.

    © Annie MIGNARD


 

sur mon travail

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