Annie Mignard  écrivain

Annie Mignard



                    J’AIME LE THÉÂTRE

                                  Préface




J'ai écrit “J’aime le théâtre” en préface à l'édition de ma première pièce de théâtre Mère humaine, éditions Paroles d’aube, collection “L’Adieu au siècle”, écrite pour le Cargo de Grenoble, 1998.

                                                                             

J’ai écrit “J’aime le théâtre” par joie. On commençait à sortir d’une époque où l’auteur et le texte n’existaient quasiment plus. Ma joie s’explique parce que j’avais envie depuis longtemps d’écrire pour le théâtre et je ne savais pas comment faire, je tournais autour. Je me rends compte que ce que j’ai aimé le plus, quand j’étais petite à l’école (puisque l’école était le seul lieu de ma culture), a été le théâtre classique et le théâtre grec. Pour moi, c’était lui qui parlait vraiment des choses essentielles, de ce qu’est l’homme, la destinée, la vie et la mort: c’était le théâtre, soit le théâtre classique de Molière, Corneille et Racine, soit le théâtre d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide. Je parle de ce que je lisais et de ce à quoi j’avais accès. J’ai moins vu dans les romans que j’ai appris à l’école, sauf peut-être dans les romans russes que je prenais à la bibliothèque, Dostoïevski ou Tolstoï, ou d’autres, où il y a un sens particulier de la destinée, du tragique, de la culpabilité, j’ai moins vu dans les romans les éléments constitutifs de la destinée d’un être humain traités aussi simplement, et aussi droit et fort que dans le théâtre classique et le théâtre grec.

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Depuis que j’écris des nouvelles et des romans, je ne voyais pas comment écrire pour le théâtre tant aimé. Je le trouvais impossible à aborder: il y rôdait la mort de l’auteur, autant ou plus que dans les autres arts. Dieu sait pourtant que j’en avais envie, et c’était une nostalgie, au point que j’ai pris dans mon dernier roman, Le Père, un metteur en scène de théâtre pour héros et narrateur. Si donc aujourd’hui j’en viens à écrire pour le théâtre innocemment, ce doit être que la fécondité artistique du rejet du texte dans les spectacles commence à tarir, et que la longue ère de la mort de l’auteur touche à son terme. Bonne nouvelle, en vérité, pour l’auteur.


Sans doute le souvenir des interdits reste, parce qu’ils font partie de l’histoire récente de l’écriture dramatique. Mais j’ai profité de ces temps d’innocence nouvelle; j’ai laissé mon sujet dire lui-même ce dont il avait besoin, c’est lui qui commande, parce que c’est le sujet qui décide à chaque fois de sa forme, je l’ai écouté et je l’ai suivi.


Le sujet et le personnage de Mère humaine m’ont été inspirés par ma mère, et son cadre par nos conversations téléphoniques rituelles, qui forment avec le temps comme une sorte de long déchiffrement qui respire. Déchiffrement d’une mère pour sa fille, de toutes les mères et la lignée des mères, de ce que j’ai entendu chez d’autres aussi, l’énigme, à proprement parler, de qui est une mère, dans le raccourci de sa vie qui se confond pour moi avec l’histoire du XXè siècle.


Évoquer sa mère ne peut se faire que dans l’isolement du rêve et dans la présence de sa voix. Et donc ce personnage qui englobe avec ma mère toute mère humaine, est seule en scène. Elle évolue dans un décor onirique de deux formes de téléphones, l’une grande, l’autre petite, qui sont à la fois des images de mère et d’enfant, et le symbole du lien d’absence-présence qui m’unit à elle, puisque je suis partie loin d’elle, comme tout enfant qui doit et veut vivre: c’est le sevrage, voulu, mais tourné à toute occasion, enfant sevré, mère sevrée qui dit sans y penser des phrases de l’amour le plus pur; c’est l’amour-de-loin, le très particulier amour-de-loin mère-fille, qui est autant une nécessité vitale d’un côté qu’un manque vital de l’autre, et qui met en tension toute leur relation - comme il met en tension le spectacle.


La mère est celle qui a un manque inguérissable: ancien garçon manqué, à qui manque sa fille - à qui manque une jambe valide - à qui manque un garçon - à qui manquent des enfants de ses filles - à qui manque “un morceau de toi” - et tous ces manques ne sont-ils pas le même? - à qui manque la vie qui passe. A mesure, elle dit son manque incomblable, s’en plaint; mais elle formule qu’il se perpétue, elle veut pour sa fille - qui n’en veut pas - qu’être une femme soit manquer, elle énonce le temps comme une chaîne de manques, et non l’arrêt sur l’aventure individuelle.


Le temps s’est marqué dans son corps et donne au récit qu’elle en fait une dimension existentielle. Et quand arrive le grand ébranlement de la maternité, il l’investit soudain du pouvoir démesuré, auquel elle ne s’attendait pas, de décider de la vie ou de la mort de l’enfant concrètement à chaque seconde. Elle est la toute-puissante, propulsée là sans y avoir pensé, dans la vie et la mort basculantes. Sa vie est traversée de cris vitaux, inattendus. Cris de mort, cris de naissance, appels au secours, cris de séparation.


L’action, ai-je dit, s’inscrit selon un retour en arrière, dans le raccourci de toute la vie de ce personnage, qui condense les longs fils du siècle en scènes emblématiques, tragiques ou comiques, passionnées ou nostalgiques d’un âge d’or de l’enfance - scènes privées incluses dans l’Histoire, d’une enfant paysanne qui part d’une ferme à un bourg, puis à de grandes villes en se mariant - et qui disent pourquoi l’abandon sans retour des campagnes, l’éducation des filles, et le trait droit qui va de Verdun à l’Europe en passant par 1939. Elles disent aussi la montée des femmes, et quand je considère ma mère, qu’il y a toujours eu force de révolte, mais sourde, paradoxale, refus et fuite plus que désir, liée à l’ordre existant, et reportant aux filles les pas décisifs, pour s’y opposer souvent - si l’on pense au changement dans ce siècle qu’ont connu les femmes.


Aussi bien Mère humaine est du théâtre le plus simple et le plus pur. Cet acte unique à un personnage en un unique décor et en un temps ramassé, n’est pas une “pièce” au sens strict (qui suppose au moins deux personnages), même si le personnage unique évoque en creux l’autre protagoniste, et même si dans cette scène unique des scènes plus petites s’agitent, comme dans les gros oeufs en chocolat de Pâques on trouve plein de petits oeufs en chocolat fourré. Qu’est-ce que c’est, alors? A la fois un récit; à la fois un dialogue à une face, où l’autre est dans les silences; c’est une incarnation stylisée, dans laquelle la mère va des scènes de ses émotions du passé, jusqu’au dialogue affectif du présent, en tissant ces deux temps l’un à l’autre.


Par son jeu, et dans sa seule présence, la comédienne a donc la charge d’interpréter plusieurs rôles: d’une part, un rôle quand elle parle et un autre quand elle écoute et dessine ainsi en creux la fille invisible qui s’exprime dans ses silences. D’autre part, elle incarne les différents âges passés de son personnage, et selon les scènes évoquées on la voit petite fille, et à 30 ans, à 15 ans, à 20 ans, à 50 ans, dans son corps âgé de maintenant.


              © Annie MIGNARD


sur mon travail

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