Annie Mignard  écrivain

Annie MIGNARD



       Comment j’écris en pratique





Comment j’écris en pratique” est extrait de ma conférence-débat, présentée par Alain André, au séminaire d’Aleph (1991), sur le thème: “Qu’est-ce qu’écrire?”

Laquelle conférence est partiellement reproduite aussi dans “L’Art, la vie”, “Lumière”, et “C’est l’inconscient qui travaille”, accessibles dans cette partie “Sur mon travail”

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Puisque vous me parlez de pratique, je vais vous dire comment ça se passe, à part les moments où je suis avec d’autres, donc quand je suis seule chez moi. Je me couche avec mon crayon, je me lève avec mon crayon, j’ai des petits carnets et des crayons dans toutes les pièces de mon appartement. J’ai aussi du papier et un crayon à côté de mon lit. La nuit, quand une idée me réveille, je n’allume même pas, parce que si j’allume, la lumière me vide la tête et je perds mon idée; j'étends le bras et j’écris dans le noir. J’ai le sentiment qu’il s’agit du travail interne de l’inconscient, de mon cerveau.


        J’ai de la terre dans le crâne


J’ai l’impression d’avoir de la terre dans le crâne, et tout ce qui y est apporté est une graine qui germe: quelque chose qu'on me dit au téléphone, une joie, une contrariété, un mot, n’importe, tout germe.

Il y a des graines qui germent et qui sont utiles à ce que je fais, et d'autres néfastes; c’est-à-dire que je suis une terre, je pousse du blé, et des orties viennent. Les graines de blé je les garde, et pour les mauvaises herbes, je me rince. C’est une question d’énergie. On n'a qu'une énergie et qu'une vie, et il faut savoir ce qu’on en fait. Mon énergie, je n’en ai qu’une, et quand je dis que je me rince, je me rince des faits qui m’ont énervée, embêtée, choquée, heurtée, qui m’ont fait mal. Ou simplement qui étaient de trop. Je les répète et je les remâche. Ce n’est pas moi, ce sont mes neurones qui font ça tout seuls, ils les répètent et ils les remâchent jusqu’à les affaiblir et les rincer et que ça parte et qu’il ne reste que ce qui me sert.

De même je fais mon miel de tout ce que je rencontre. Tout est fait pour ce que je suis en train d'écrire, et je prends tout. J’ai le sentiment que la terre que j’ai dans le crâne travaille toute seule, hors de ma volonté; je suis à son service, je la nourris, je la favorise, et si j’ai des petits carnets partout, c’est parce qu’elle travaille là derrière, à son rythme. Et elle me sort de temps en temps, soit des idées nouvelles, des bribes, des mots, soit des corrections sur le travail des derniers jours. Quelquefois elle radote, elle me réveille la nuit pour me redire des corrections que j’ai déjà faites. C’est aussi un peu une terre en ce sens que, quand j’ai fini, il y a comme un regain qui pousse, dans les jours qui suivent, ce qui fait que je n’ai pas fini tant qu’il y a du regain.


        Je manie mes erreurs


Je ne suis pas de ceux qui posent la main sur le papier et dont le génie fabuleux trace des mots. Pas du tout. C’est par le travail que tout vient et je corrige énormément. Je fais plusieurs versions. Il est arrivé que je fasse des nouvelles qui avaient la grâce tout de suite, et je n’ai corrigé que superficiellement. Mais d’autres, si elles ont la grâce, c’est parce que je les retravaille. Je manie mes erreurs, mes approximations. C’est de la matière erronée que je tourne et retourne. Elle devient un peu plus juste, mais encore erronée. Je la retourne encore et c’est encore un peu plus juste. Et puis si c’est juste en un endroit, je vois l’erreur à côté. Et finalement ça devient bon, et là je ne peux rien faire de plus.

    Le travail, c'est comme une bonne terre, ce qu'on lui donne, il le rend encore plus. Je n’ai jamais vu quelqu’un travailler plus que moi. Le jour, la nuit, le samedi, le dimanche, je ne prends jamais de vacances. C’est mon bonheur, pourquoi faudrait-il que j’arrête? Mais je travaille à mon rythme. En général quand j’ai fini un texte, je m’arrête un jour, un jour et demi. Je dors. Une fois, j'étais vraiment épuisée, je me suis arrêtée cinq jours, j'ai dormi. Mais c’est la plus grande joie.


       Il faut apprendre à être égoïste    


Vous me questionnez sur la solitude comme si c’était quelque chose à craindre. Oui, la solitude, sur le plan pratique, se pose plus pour les femmes écrivains que pour les hommes. Quand j'ai commencé mon premier roman, La Vie sauve, je vivais avec un peintre. Depuis vraiment longtemps j’essayais d’écrire ce roman et je n’y arrivais pas. Il y avait une impossibilité interne et une interdiction, j’étais dans une douleur d’interdiction et d’impuissance presque mortelle et je n’y arrivais pas. Depuis deux ans à peu près, vivant avec ce peintre, je me disais: “Une des choses à faire, il faut que je sois égoïste.” Toutes les femmes qui sont ici savent que les femmes sont élevées pour faire le bonheur de ceux qui les entourent, pour s’occuper de la gestion des choses, de l’intendance, etc... Être égoïste, c’est difficile de le devenir quand on a été, foncièrement, depuis tout petit, éduquée à autre chose.

    Finalement je l’ai été, égoïste, et ça n’a pas traîné, mon peintre est parti se faire aimer ailleurs au bout de quinze jours. C'est un contrat très net. Je ne vois pas ça en sens inverse. J'ai des copains écrivains qui ont épousé des infirmières, des psychologues. Ils ont des enfants. Ils s'en débrouillent bien, étant donné que c’est la femme dans les foyers qui d’habitude s’en occupe. C’est difficile pour toutes les femmes, en tout cas au-dessous d’un certain niveau social. Si on avait de l’argent pour avoir une bonne d’enfants, ça simplifierait les choses. C’est vrai.


                                 La solitude


Maintenant, quant à la solitude, je n’ai pas l’impression d’être Rancé qui vient vous expliquer ce qu’est un Trappiste. Parce que ce n’est pas du tout un refus du monde. Mais il est vrai, par exemple, que je ne peux avoir personne chez moi. Il y a des copains écrivains qui peuvent écrire sur la table de la cuisine avec le barouf familial autour; du moins ils le prétendent; mais ils écrivent d’autres choses. Tout cela dépend de l’investissement qu’on y met, de l’habitude aussi de contrôler. Dire que je suis obligée de me rincer, et que tout germe, cela signifie que c’est une utilisation du cerveau que je n’ai pas vue dans d’autres occupations de ma vie. C’est un exercice de concentration très très grand.

Et c’est pour ça que la solitude est nécessaire et souhaitée. Quand j’ai commencé disons à approcher mon premier roman, sans m'y mettre encore, cet ami peintre avec qui je vivais était dans la pièce à côté. Je fermais la porte. Et même la porte fermée, il me parasitait, je ne pouvais pas. Ou bien il sortait, et si je ne savais pas s’il rentrait dans une heure ou trois heures, j’étais déjà en attente d’être dérangée et donc je ne pouvais pas. Encore maintenant, si j’ai un rendez-vous dans deux heures, je ne peux pas m'enfoncer vraiment dans ce que je fais parce que je me dis: “Dans deux heures, allez hop dehors”. Je ne pourrais faire qu’un travail superficiel, corriger un passage que j’ai déjà noté. C’est pour cela que la solitude est souhaitée. Comme dans tout travail, si on y est, on y est. On ne fait pas autre chose.


        On se voit les uns les autres


Écrire est un travail tout à fait solitaire, tout le monde le sait. Mais il y a quand même un milieu, un ensemble de gens. Je vois les autres écrivains dans des cocktails, des salons ou des fêtes du livre, des raouts de ce genre. Il ne faut pas rire des cocktails du milieu littéraire, ils sont aussi importants que les vernissages chez les peintres. Ce ne sont pas des caquetages de coqs et de poules, ça peut être ça, mais quand j’y vais, je retrouve mes copains ou mes amis, j'en connais de nouveaux, je parle avec eux. On ne peut pas, comme font les peintres, aller dans nos ateliers respectifs et voir où en est notre travail. C’est là qu’on se voit, on se demande de nos nouvelles, on voit où on en est. Et on s’envoie nos ouvrages quand nous les sortons.


       Je parle à l’humanité


Cela fait donc soit une solitude extrême, soit d'apparentes mondanités. Eh bien, dans cette solitude extrême, je parle aux gens. Je parle à l’humanité en fait. Et les gens m’entendent et me répondent dans la même solitude quand ils me lisent. C’est une autre façon de correspondre. C’est-à-dire correspondre par l’absence, moi étant absente, eux étant absents, n’étant pas là au même moment, moi peut-être étant morte et eux me lisant après, moi étant ici et eux très loin. C’est une autre façon de correspondre qui est beaucoup plus profonde que la façon habituelle qu’on a de se parler en présence, échangeant des mots qu’on entend directement, et qui est une façon en général superficielle, qui n’a rien à voir avec une véritable parole, souvent. Cela pour dire que je considère que ce qui est dit et échangé dans la lecture est le plus profond des échanges. Le plus vrai. Et le plus proche de ce qui est indicible. Et en fait j’écris pour ça.


           Je fais lire pour tester


Je montre ce que je fais quand j’ai besoin. Je me rends compte inconsciemment quand quelque chose ne va pas, qu’il y a une gêne, un doute imperceptible, une brume. En général, je donne à lire pour avoir une confirmation, quand j’ai fini quelque chose d’un peu lisible. Par exemple, j’ai envoyé ma dernière nouvelle à lire à mon éditeur Paul Fournel en lui demandant son avis de lecteur. C’est une histoire que j’avais racontée de deux ou trois façons différentes et que j’ai reprise de neuf. J’ai l’impression que ça va, mais j’aimerais qu’elle soit parfaite, belle, qu’elle donne du plaisir à lire parce qu’elle raconte quelque chose d’assez difficile à avaler, donc je l’ai enrobée avec du sucre et de la beauté. J’aimerais qu’on aime le personnage et qu’on comprenne, qu’on sente bien. Je teste sur mon éditeur Paul Fournel, parce que je sais qu’il me dit ce qu’il pense de ce que je lui montre à lire.

Quand je donne à lire pour tester, je ne prends pas au pied de la lettre ce que mes lecteurs disent, je le prends comme un élément. Du reste, chacun le dit dans son langage. S’ils ont une gêne qui correspond à ma gêne, je me dis: “C’était bien un problème, il faut changer.” S’ils me donnent une réaction à laquelle je ne m’attendais pas, je vérifie sur un autre, sur un troisième, et si tous ont la même réaction, je revois ce que j’ai fait. Si tous disent un avis différent, ce qui arrive aussi, je ne prends que l’avis que je vois juste, et quant au goût de chacun, je laisse; on ne peut pas contenter tout le monde et son père.



          Bon, d’accord, tu es morte


Je sais qu’il y a des écrivains qui refusent de donner à lire quoi que ce soit parce qu’ils sont branchés sur Dieu et n’écrivent que sous l’oeil de Dieu. Moi aussi j’écris devant Dieu. Je vous ai dit tout à l’heure qu’écrire était à la fois une chose de vie et une chose de mort, c’est aussi une chose au-delà de la mort. Quand j’ai des blocages, je ne peux écrire librement, arriver à être un peu moins empêchée d’écrire que si je me dis: “Bon d’accord, ça va, tu es morte.” Écrire librement comme si j’étais morte, écrire au-delà de la mort, au-delà de l’approbation, ça me soulage. Parce que je crois qu’une grande partie de cette stupide, de cette étonnante frayeur, terreur qu’on a et angoisse, est une angoisse de mort finalement, une angoisse de transgression, de culpabilité, de mort, et qu’au fond il suffit d’accepter de mourir. Une fois qu’on a accepté de mourir, ça va. Ca soulage. On ne souffre plus.

Il n’empêche, même si j’écris en face de Dieu et au-delà de la mort, j’écris pour des gens. Je suis d’origine dite modeste. Pour moi, un mot est un mot. Quand j’étais petite, on me disait: “Remplis bien ton cahier, parce que le papier coûte cher.” On ne parle pas pour faire du bruit, pour baratiner, pour éblouir les gens, on parle pour dire ce qui a besoin d'être dit. C’est peut-être un truc de pauvre, mais je parle pour qu’on comprenne. Je parle de la vie aux gens et je veux qu’ils comprennent, je ne veux pas leur jeter de la poudre aux yeux. L’enjeu c’est ça.


        Le plaisir 


Une histoire, c'est quelque chose de très généreux. Parce que vous la mettez devant vous, et immédiatement elle vous dit le problème qu'elle pose. Chaque histoire a son problème qu'elle pose et qu'il faut que je résolve. Et si je l'ai résolu, tout le reste en découle. Avant, je me disais: "Mais comment je vais faire?" Ou bien c'est l'inspiration, ou bien je suis démunie. Je me suis rendu compte qu'au bout du travail venait un début de plaisir, d'abord le plaisir de l'huile de coude, de sentir qu'on est bien dans un mouvement, et que lorsque on fait un mouvement mille fois, un peu comme un danseur j'imagine, eh bien à la mille et unième, il est réussi.

    Et puis du plaisir, à certains moments de la correction, où on n'a plus que cette joie sautante de rendre un texte beau, juste. Maintenant de temps en temps j'ai ce genre de plaisir à écrire. Plaisir est peut-être un mot trop fort, disons que ça me plaît, j'aime vraiment ça. J'aime ça bien sûr parce que je sais mieux écrire, et que j'ai un peu plus confiance en mes instruments, c'est-à-dire en moi. C'est une grande sûreté de pouvoir me dire, même si je ne sais pas, même si c'est au-dessus de mes forces: "Avec énormément de travail, tu devrais pouvoir y arriver." Au bout du travail vient un début de plaisir, et vient la grâce de toute façon.


        La liberté


Vous me posez la question de la liberté. Mais je n’ai jamais pensé en ces termes. C’est trop abstrait et intellectualisé. Oui, écrire est le lieu de ma liberté. Mais ce que je vois plutôt, dans ce dialogue que j’ai avec la matière et avec l’histoire, ce sont les contraintes que l’histoire me propose, la sorte de contrat qu’elle me propose. Je ne peux pas inventer quelque chose de faux par rapport à la psychologie du personnage, ni par rapport à la situation. C'est l'histoire qui commande, ça n'est pas moi. Donc je n’ai pas tellement de liberté dans mon travail. A part ça, comme c’est le seul endroit où je sois libre, c’est le seul endroit où je travaille comme une bête de somme et où je donne tout sans problème, puisque c’est librement.

En même temps ça m’apporte ceci de fabuleux, que je fais des choses qui restent, je transforme une partie de moi, de ma vie, en œuvre. Les gens vous demandent souvent: "Pourquoi écrivez-vous?", une question impossible. En y réfléchissant, il me semble que si j'écris et d'autres écrivent, c'est à cause de la souffrance de la réalité. Quand j'avais douze, treize ans, je pensais que le stoïcisme, l'ataraxie, l'absence de trouble, était la seule chose à opposer à la souffrance de la réalité. Comment faire pour ne pas sentir la souffrance que peut causer la réalité était pour moi une question de vie majeure. Et la première souffrance de la réalité, c'est qu'à la fin on devra mourir, c'est d'abord que nous soyons mortels.

Ce en quoi écrire est une liberté, c'est qu'avec ça je combats la souffrance de la réalité, je la transforme. Je transforme le fait que je sois mortelle, la vie telle qu'elle est, l'absence d'amour, la pauvreté, l'écrasement des uns par les autres, l'horreur de la répétition de la vie quotidienne, et l'absence de sens. Je donne du sens là où il n'y en a pas. Notre vie n'a pas de sens, et en écrivant je donne du sens à ça. Je sais bien que c'est un mensonge. Mais notre esprit crée du mensonge, a besoin de cette interprétation et du mensonge. Je crée du sens où il n'y en a pas, et donc je transforme cette souffrance de la réalité. Quelquefois je me dis que le travail d'un écrivain, c'est de transformer de la vie en œuvre, puis quand tout est transformé en œuvre, il peut partir tranquille, avec la paix de l'âme.

         © Annie MIGNARD

sur mon travail

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