Annie Mignard  écrivain

Thierry OZWALD


                Lecture du Père lourd

                       d'Annie Mignard





L’article de Thierry Ozwald, “Lecture du Père lourd, d’Annie Mignard, est paru dans Contre-Vox, revue de littératures dirigée par Franck Evrard, n° 4 spécial sur la nouvelle, HB éditions 1997, pp. 132-136.


Thierry Ozwald (Université de Besançon) est l'auteur de La Nouvelle (Hachette Supérieur, 1996).

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Il faut croire que la figure du Père, en tant que “schème” littéraire, tient à coeur à Annie Mignard qui, après le fort beau roman qu’elle lui avait consacré en 1991 et précisément intitulé Le Père (Seghers), en propose aujourd’hui une version ou une approche fort différente sous la forme d’une très courte nouvelle: Le Père lourd.

Il semble que la problématique de la filiation soit envisagée d’un point de vue opposé: on peut, dans Le Père, percevoir l’amour profond que voue le narrateur - un certain Serge, metteur en scène de son métier - à celui qui porte les mêmes nom et prénom que lui et dont il cherche à retrouver la trace, la présence en lui, du jour où, âgé de quatre ans, allongé pour la sieste auprès de sa grand-mère, il éprouve un sentiment confus de culpabilité à la nouvelle du décès déjà ancien de ce père; la nouvelle en revanche suggère la permanence d’une haine viscérale - c’est le mot - entre un père et sa fille.

Le roman, aux accents plus que “cohéniens” parfois, se présentait un peu comme “Le Livre de son Père” d’Annie Mignard et aboutissait à ce questionnement: “Peut-être un fils doit-il toujours payer à son père le crime de le remplacer. Peut-être doit-il se mettre en quête de son père mort et lui payer la dette de vivre sur la terre à sa place. Et même peut-être est-ce tout son chemin, s’il veut trouver sa force, de partir à sa recherche et de nouer son lien avec lui.” (p. 267)

  

    Dans la nouvelle, rien de tel. Le schéma actantiel s’invertit d’une manière ingénieuse et le mauvais père supplante le bon fils, tandis que la fille sacrifiée jouit ici du statut qu’occupe là le père prématurément disparu, ce que l’on peut représenter de la manière suivante (1):


       dans le roman   dans la nouvelle


est sacrifié(e)  le père        la fille

   

se tient pour coupable  le fils        le père


(1) Le fils cherchant à s’amender, à effacer sa culpabilité vis-à-vis de son père; la fille accroissant le sentiment de culpabilité de son père.



L’argument en effet est des plus simples et des plus terribles à la fois: venant de perdre sa femme, un homme, en proie à uen pulsion suicidaire, provoque un accident de voiture et tente d’entraîner dans la mort sa propre fille, assise précisément en l’occurrence “à la place de la morte”; lui en réchappe mais pas elle, qui reste handicapée à vie, c’est-à-dire clouée dans un lit, et nous est décrite comme une plaie vivante. Son corps est totalement immobilisé, hormis sa bouche et son visage qui parlent chacun leur langage, et la voici condamnée au calvaire, répétant comme un leitmotiv l’affreux cantilène: “Apportez-moi quelque chose pour que je meure.”


Au lieu, comme dans le roman, que le fils et le père se rejoignent dans une sorte de spiritualité heureuse, la fille et son père, qui a tous les traits - semble-t-il - d’un lâche, d’un égoïste, et pour tout dire d’un criminel, paraissent pour jamais des ennemis irréductibles. C’est tout l’art de cette écriture que de suggérer en quelques lignes et de laisser affleurer avec une économie de moyens résolument “classique” le monstrueux traumatisme d’une indicible tragédie familiale.

Se situant vraisemblablement à mi-chemin du fameux Vol au-dessus d’un nid de coucou et de Malone meurt de Beckett, excellant à décrire la violence “clinique” du dispositif médico-social et celle des souffrances physiques et métaphysiques tout à la fois, le récit est constitué d’une série de séquences brèves (la jeune fille et la mort, le “flash-back”, le visage, les commentaires affligés des voisins, etc), et comme entamé au scalpel. La phrase effilée se fait tranchante jusqu’à ce que soit atteint ce point ultime, en forme de couperet: “Mais... ça n’est pas possible!...” - clame le père devant les instances de sa fille - “Jamais je ne pourrais tuer ma fille!...”, se refusant à lui accorder ce “don de quelque chose de plus grand que la vie” (selon les termes d’Hemingway) qu’elle lui supplie de lui administrer.


La nouvelle, selon les propres dires de l’auteur, est conçue comme une sorte de “cube froid, anguleux et parfait”, la cristallisation d’une abstraction géométrique, la matérialisation, pour ainsi dire, ou la concrétisation littéraire d’une violence psychologique, concentrée à l’extrême. Elle est un peu à l’image aussi de cette “bouche pâle”, de “cet endroit dans la chair du visage d’où sortent les paroles” et à quoi la jeune fille se résume, elle qui se réduit à quelque bribes de conversation, qui n’est plus qu’une voix, qu’une plainte, qu’un petit coin de néant au coeur de la vie des humains, et qui en souligne le caractère dérisoire; la nouvelle est un peu à l’image du vide terrifiant de ces existences parallèles (celle du père, celle des Rougé...) et de cette place à côté du conducteur, laissée vacante après la mort de la mère et comme génératrice de vide...

On retrouve enfin dans Le Père lourd cette façon si particulière de conclure, caractéristique d’Annie Mignard: comme dans Lettres à l’artiste (l’une des 7 Histoires d’amour) où l’indifférence et l’égocentrisme du violoniste Rudnik entérinent pour finir le malheur de celle qui s’est prise de passion pour lui, la jeune fille du Père lourd s’anéantit tout doucement dans le désespoir, sans que les paroles de son bourreau ne soient cruellement venues - comme les ultimes notes des Etudes de Chopin - distiller in extremis leur venin subtil.


        © Thierry OZWALD


étude sur mon travail

Manuscrit_Tusco.html